Article très clair du Dr Jean-Yves CHAUVE (spécialiste de la médecine de mer) reprenant tout ce qu’il faut savoir, car « le meilleur moyen pour lutter contre ce phénomène est d’abord de le comprendre ».
Le Dr Jean-Yves CHAUVE est spécialiste de la médecine de mer et marin. Il assure depuis 2O ans l’assistance de diverses courses au large et a écrit 5 bouquins sur le sujet dont l’indispensable « Guide de la Médecine à distance », en deux tomes (Consulter un médecin à distance – Soigner avec un médecin à distance).
Cet extrait de « Instants de Vie, les marins du Vendée-Globe » est reproduit sur le site web de l’association Sail The World.
Comprendre le mal de mer
Ce mal de mer est un fléau qui frappe l’homme depuis qu’il parcourt les océans. Il doit vivre avec cette fatalité qui a décimé plus d’un équipage. Certains récits témoignent de batailles navales perdues à cause de marins malades incapables de livrer le combat. Plus près de nous on trouve des descriptions du mal de mer dans de nombreux récits de mer mais c’est sans doute dans l’album de Tintin “ l’Etoile Mystérieuse ” que l’on en retrouve les images les plus expressives. Ces troubles sont la plaie du marin et tous ceux qui l’ont connu un jour ou l’autre savent combien ces sensations sont pénibles et pousseraient parfois à faire n’importe quoi pour qu’elles disparaissent.
Contrairement à ce que l’on croit souvent les coureurs au large n’en sont pas indemnes surtout après un long séjour à terre, ou après une période de vents faibles et de mer plate. Mais le sujet reste tabou. On n’en parle pas, un peu comme s’il s’agissait d’une tare, d’une incompétence pour ces navigateurs du grand large.Bien entendu, ce type de trouble ne nécessite pas de consultation médicale à distance, mais au-delà de la baisse de performance associée, le mal de mer peut conduire à des maladresses, des retards de décisions très préjudiciables pour la sécurité de l’homme et du bateau.
Le meilleur moyen pour lutter contre ce phénomène est d’abord de le comprendre. Voici une explication simple qui ne satisfera sans doute pas tout à fait les puristes bien qu’elle soit assez proche de la réalité.
L’évolution du singe vers l’homme a connu une phase décisive lors de l’acquisition de la station debout. Cela a en effet permis la libération des mains et l’usage d’outils qui ont peu à peu aidé à affirmer la supériorité de cet “ homo erectus ” sur les autres animaux. Mais cette station debout n’a pu être acquise qu’avec le développement d’un système de contrôle de l’équilibre particulièrement performant. Ainsi cette tour de contrôle de la verticalité située dans l’oreille interne est devenue peu à peu plus complexe et plus sensible. D’autres systèmes de contrôles annexes où interviennent les yeux, les muscles, et certains ligaments (chevilles, ventre) se sont également développés.
Pour imager l’action des récepteurs de l’équilibre de l’oreille interne (système vestibulaire), on peut les comparer au niveau à bulle utilisé par les maçons. Ce niveau est constitué d’une bulle se déplaçant dans une ampoule pleine d’eau. Le niveau est horizontal quand le bulle se situe au milieu de l’ampoule.
Quand nous bougeons, la bulle entraînée par les mouvements du corps, se déplace dans l’ampoule. Imaginons de minuscules électrodes réparties dans cette ampoule. En se déplaçant la bulle vient en toucher certaines qui enregistrent ce contact et transmettre par l’intermédiaire d’un nerf, cette information à certaines régions du cerveau. Ainsi, grâce aux mouvements des bulles (il y a, dans chaque oreille, 3 ampoules disposées dans les 3 plans de l’espace), le cerveau reçoit en permanence des renseignements sur la position du corps.D’autres informations sur la situation du corps dans l’espace parviennent au cerveau depuis les récepteurs annexes décrits plus haut.
Réalisant un véritable travail d’ordinateur, les formations cérébrales intègrent l’ensemble de ces données, les quantifient et les comparent. Puis, instantanément et sans que l’on en soit conscient, ces formations envoient des ordres de contraction ou de relâchement à certains muscles ce qui évitera (dans la plupart des cas) la chute. La mise au point de ce système est longue et complexe car la station debout est une perpétuelle provocation aux lois de l’équilibre et de la pesanteur. En effet, la partie la plus lourde du corps humain est située en hauteur avec un appui sur le sol réduit à la surface de la plante des pieds… On comprend que l’acquisition de la verticalité soit longue chez l’enfant. Il faut que le cerveau sauvegarde et intègre l’ensemble des données en provenance des différents récepteurs pour définir, pour chaque situation, quels sont les bons ordres pour les bons muscles. Cela ne va d’ailleurs pas sans quelques erreurs, quelques bosses et quelques pleurs…
Mais en mer tout se complique, car le sol n’est plus la référence stable, mais un élément en perpétuel mouvement. Bien qu’en position fixe (assis ou couché par exemple), le corps accompagne les mouvements du bateau et bouge sans arrêt. Conséquence : les bulles se déplacent, les électrodes de l’ampoule informent le cerveau qu’il y a mouvement. Dans le même temps, les autres récepteurs indiquent que le corps est immobile sur le siège ou sur la couchette.
Qui croire ? C’est un vrai casse-tête pour le cerveau confronté à cette contradiction inattendue. Impossible pour lui d’élaborer une réponse cohérente pour assurer le maintien de la verticalité d’autant plus que les muscles sont au repos et pour la plupart relâchés. Pendant ce temps, les bulles continuent à stimuler les électrodes des ampoules qui envoient avec une grande constance les influx nerveux au cerveau… qui ne sait vraiment pas qu’en faire. La charge nerveuse s’accumule. Il va falloir faire quelque chose pour s’en libérer… Pas d’autres choix que d’utiliser des voies réflexes jusqu’à la « Chémoréceptive Trigger Zone » (CCTZ) qui, en excitant le centre du vomissement déclenche sa réponse parfois timide, parfois enthousiaste.
Puis, peu à peu, le cerveau s’adapte en ne considérant plus les informations en provenance des bulles comme significatives. C’est l’amarinage et le soulagement. On peut enfin vivre à bord sans nausées et sans spasmes. Le processus est le même face à un bruit désagréable mais persistant (bruit d’une climatisation par exemple). Au bout d’un certain temps, ce bruit de fond n’est plus perçu comme une information pertinente, il s’intègre dans l’environnement normal à tel point que l’on ne le perçoit même plus.
Avec le retour à la terre, les mouvements des bulles liés aux mouvements du bateau, disparaissent brutalement. Mais le cerveau qui les avait intégrés à l’environnement garde l’impression de les percevoir. C’est le même phénomène avec le bruit de fond cité plus haut. Quand il s’arrête, on croit toujours l’entendre et il faut souvent un certain temps pour s’apercevoir de sa disparition. Cette persistance de perception des mouvements qui ont disparu se traduit par le phénomène plus ou moins intense du ”mal de terre”, avec l’impression ébrieuse d’un sol en perpétuel mouvement.
Jean-Yves CHAUVE pour STW